Doit-on faire le deuil de la courbe du changement ?
03.01.2024 | Domaine(s) :Coaching|Management
En 2020, BBC News titrait "Elisabeth Kübler-Ross: The rise and fall of the five stages of grief", annonçant pour la célèbre courbe du deuil son déclin dans l'enseignement médical (Burns, 2020). Quel sera son sort dans le coaching et le management ?
La courbe du deuil décrit cinq phases qui caractérisent un processus lié à la perte d’un être cher : le déni (denial) - la colère (anger) - le marchandage (bargaining) - la dépression (depression) et l’acceptation (acceptance). L’origine de ce concept se trouve dans l’ouvrage On Death and Dying (1969) de la psychiatre helvético-américaine Elisabeth Kübler-Ross, dont l’œuvre influente lui a valu d’être citée parmi les cent plus importants penseurs du 20ème siècle par le magazine Time (Anonyme, 2004).
Ce concept, important en coaching (Delivré, 2019), a également été transposé dans le domaine de la littérature managériale, par rapport à la réaction face au changement (comme au sein d'une réorganisation par exemple), notamment sous la forme de l’acronyme SARAH pour : Shock – Anger – Resistance – Acceptance - Healing/Hope. Sur internet, le modèle est très fréquemment cité, notamment comme l’un des modèles de base du « change management ». De nombreux auteurs citent la source originale du concept comme le fondement d’un principe largement admis des étapes du changement, même si certains ouvrages de référence importants citent le modèle sans référence à Elisabeth Kübler-Ross (Collerette & Schneider, 2002, par exemple). Il s’agit d’un outil manifestement établi et reconnu, dont la marque a même été déposée (https://www.ekrfoundation.org), mais qui comporte une énigme…
En effet, l'idée forte de ce modèle est que les étapes du processus peuvent être décrits par une courbe. Or, dans la source originale de 1969, le schéma présenté se déroule bien sur l’axe du temps, mais les différentes phases ne s’agencent pas sur une courbe. Elles sont représentée par des bandes de longueur variable pouvant se répéter (voir le schéma sur https://www.ekrfoundation.org).
Une courbe décrit en principe un point qui se meut suivant une loi déterminée et suppose de fait une forme de séquence suivie par les phases du modèle. Dans son texte original Elisabeth Kübler Ross précise que « les étapes ne se remplacent pas l’une l’autre mais peuvent coexister ou se chevaucher parfois ». Elle souligne encore que « la seule chose qui persiste d’habitude à travers toutes ces étapes, c’est l’espoir ». A aucun moment il n'est question d'une courbe ou de revendication d'une forme de modèle généralisable. Dans un ouvrage publié juste après son décès en 2004, Elisabeth Kübler-Ross (Kübler-Ross & Kessler, 2005) évoque ce sujet en soulignant qu’il a trop souvent été présenté d’une manière qui ne correspond pas au sens original : il ne s’agit pas d’un modèle linéaire avec des étapes, mais d’un outil pour comprendre ce que vivent les personnes en deuil, exprimée sous la forme de phases, mais que chacun ne vit pas nécessairement et encore moins dans un ordre donné.
Voilà donc un outil très répandu, appliqué à différents types de changement et dont on peut dès lors se demander ce qui fonde l’idée reçue de la « courbe » du deuil ayant une portée générale ?
En réalité, le modèle est aujourd'hui contesté (Avis et al. 2021). Ada McVean (2019) mentionne l’absence de confirmation scientifique du concept, ce qui contraste avec sa popularité considérable et la diversité des cas de figure auquel il a été appliqué (Bernau, 2022). Il existe cependant des études qui le confirment, au moins partiellement. Ainsi, Kerri S. Kearney et Adrienne E. Hyle (2003) mentionnent non-seulement différents auteurs qui ont établi un lien entre le modèle du deuil et l’acceptation du changement dans des organisations, mais présentent aussi leurs résultats sur l’impact du changement dans une organisation éducative. Leurs conclusions, basées sur le nombre de personnes ayant vécu les différentes catégories d’émotions correspondant aux phases du modèle de Kübler-Ross, les conduit aux constats suivants :
• le modèle est utile en ce sens qu’il donne un cadre à la description de la résistance au changement,
• il n’y a pas d’évidence qu’il soit d’une validité générale, ni que les étapes se succèdent de manière linéaire.
Kerri S. Kearney et Adrienne E. Hyle attribuent, dans leur discussion finale, à Nancy J. Barger et Linda K. Kirby (1995) le fait d’avoir décrit la courbe en « U » du changement, vraisemblablement à partir du modèle de Kübler-Ross. Ceci se confirme à la lecture de cet ouvrage, qui décrit bien un cycle avec une illustration sous la forme d’une courbe en « U », en ne faisant toutefois aucune référence au livre de Kübler-Ross, bien que les termes utilisés soient semblables et que l'on y retrouve quelques lettres, mais pas toutes, de la terminologie « SARAH ».
A noter qu’un certain nombre d’auteurs comme Mikael Krogerus et Roman Tschäppeler (2013) décrivent le modèle de manière plus conforme à la source originale de Kübler-Ross, avec un graphisme original décrivant un chemin tortueux, tout en précisant que les 5 phases du deuil peuvent avoir une durée variable et que certaines ne sont pas vécues par tous, alors que d’autres se répètent. Les mêmes précisions sont aussi données par d'autres auteurs, y compris par Barger et Kirby d'ailleurs.
David Wilkinson (2016) propose en fait une autre origine à la courbe, qu'il attribue à David Schneider et Charles Goldwasser (1998), qui ont proposé une courbe du changement représentant une baisse de la performance au cours du temps.
Doit-on alors faire le deuil de la courbe du changement ?
Non. Dans les domaines du management et du coaching, cette courbe est en définitive un modèle métaphorique de l’idée qu’un changement engendre à la fois différentes émotions et, pour certains, le besoin de faire le deuil de la situation qui a précédé le changement. L'idée initiale en revient à Elisabeth Kübler-Ross et a conduit à un modèle plus général décrivant une baisse de performance au cours du temps, liée notamment à une série de pertes qui caractérise la phase de changement, un modèle qui a été vérifié par un certain nombre d’études (Wilkinson, 2017).
En ce sens, ce modèle - la courbe du changement, pas celle du deuil - garde sa place parmi nos outils.
Auteur : Cornelis Neet
Sources :
- Anonyme (2004). Obituary : Elisabeth Kübler-Ross. Journal of Near-Death Studies, 23 (1) : 59-60.
- Kate A. Avis, Margaret Stroebe & Henk Schut (2021). Stages of grief portrayed on the internet: a systematic analysis and critical appraisal. Frontiers in Psychology 12, https://doi.org/10.3389/fpsyg.2021.772696
- Nancy J. Barger & Linda K. Kirby (1995). The challenge of change in organizations. Davies-Black, Palo-Alto, 283 p.
- John A. Bernau (2022). The institutionalization of Kübler-Ross's five-stage model of death and dying. OMEGA - Journal of Death and Dying, https://doi.org/10.1177/00302228221098893.
- Lucy Burns (2020). Elisabeth Kübler-Ross: The rise and fall of the five stages of grief. BBC News, https://www.bbc.com/news/stories-53267505.
- Pierre Collerette & Robert Schneider (2002). Le pilotage du changement. Une approche stratégique et pratique. Presses de l’Université du Québec, Sainte-Foy, 365 p.
- François Delivré (2019). Le métier de coach, spécificités, rôle, compétences. 3e éd. Eyrolles, Paris, 462 p.
- Kerri S. Kearney & Adrienne E. Hyle (2003). The Grief Cycle and Educational Change: The Kubler-Ross Contribution. Planning and Changing 34 (1&2) : 32-57.
- Mikael Krogerus et Roman Tschäppeler (2013). Le livre des grands changements. A Contre-courant, Editions Leduc, Paris, 192 p.
- Elisabeth Kübler-Ross (1969). On Death and Dying. Macmillan, New York, 260 p / en français : Les derniers instants de la vie.1975, Labor et Fides, Genève, 279 p.
- Elisabeth Kübler-Ross & David Kessler (2005). On grief and grieving. Scribner, New York, 235 p.
- Ada McVean (2019). It’s Time to Let the Five Stages of Grief Die. Office for Science and Society, McGill University, note en ligne, https://www.mcgill.ca/oss/article/health-history/its-time-let-five-stages-grief-die
- David M. Schneider & Charles Goldwasser. (1998). Be a model leader of change. Management Review, 87 (3), Gale Academic OneFile, link.gale.com/apps/doc/A20457507/AONE?u=anon~6985899f&sid=googleScholar&xid=4d03da58
- David Wilkinson (2016). Is the change curve a myth ? What research says. The Oxford Review, https://oxford-review.com/is-the-change-curve-real/
- David Wilkinson (2017). Does a performance dip always occur during organizational change ? The Oxford Review, https://oxford-review.com/performance-dip/
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